mardi 3 novembre 2015

Henri Pichette, Dents de lait dents de loup (1962)

Henri Pichette (1924-2000), qui es-tu? Où te caches-tu à présent? Dans quelles têtes vis-tu? Pour moi, dans mon inculture crasse, tu fus, par le titre de ce recueil, une chanson assez enfantine de Gainsbourg interprétée en compagnie de France Gall dans une émission de variété des années soixante. Recueil en deux parties, Dents de lait  de 1942 à 1944 et Dents de loup de 1947 à 1958. Deux parties vous l'aurez compris décisives dans le court d'une existence, l'une est l'éveil à la poésie, à la création littéraire, l'autre à la maîtrise de son art à l'arrivée dans sa maturité. Dents de lait ou chantier de la révolte juvénile, chant du rêve, de l'idéal et du combat, de l'année encore fraîche des joues, plus fraîche encore par certains hivers qui n'avaient pas assez de bois, ni de couleurs vives et chaudes dans les cœurs. 1942, si jeune encore, le fusil collé aux hanches, perdu dans le danger qui vous engouffre, qui fige la mémoire d'une vie. Dents de lait aussi au milieu des hommes, de la guerre des hommes, drôle d'étape pour grandir, en grandissant d'un bon, comme par magie. Sans cesser de rêver pourtant. On écrit alors pour trouver ou ne pas perdre le monde du rêve, l'infuser en nous peut-être pour une dernière fois en sentant le fugacité de l'être. On est si soucieux dans ces moments là d’écrire. Pichette fut zazou, habillé sûrement d'une veste en tweed à carreaux, cheveux longs, parapluie à la main, les manches trop longues, faisant swinger la nuit entre la lumière et l'ombre des étoiles. Et puis ça débute à Marseille; 1942 toujours, par le poème "Tu voyageras", évocation de la promesse de l'avenir et d'un pressentiment de ses aridités. Poème qui inscrit un "tu connaîtras un enfer doux", cet enfer du bon vouloir ou désir de l'autre. Dans le recueil, il y a les illustrations de Roger Mandel, entre Braque et Picasso, où s'efforce de paraître la pente précise de la rêverie des poèmes. Rêveries d'enfants encore qui veut quitter la lourdeur de l'être et "Arrivé face au soleil" (évasion) se trouver nu face à ce soleil qui nous projette son regard, qui nous expose en plein champ. La lourdeur nous cache, le manque de poids du corps sûrement après la mort, les cendres qui voltigent, montant vers le nuages. Le style de Pichette est multiple, texte en prose, en vers rimés, en vers livres, en argot etc. poèmes d'une phrase comme Flaque "Telle de peu de surface est profonde comme une poésie d'Asie; on y voit, mirée, toute l'argenterie de la lune." 1944. Pichette fut F.F.I. à Marseille après avoir déserté les Chantiers de jeunesse, il connut l'armée, les armes, la mitraille. Et avec toujours cette nudité qui fait "peur", dans "Septembre" c'est tout le théâtre de la mort, du fusil éteignant la lumière d'une existence, dents de lait face à "l'argile où se mouvait le ruban de l'orvet", face à la biche qui "ne sait pas mourir comme le jour" (Septembre). Le style de Pichette est évocateur, capte par une image toute la fragilité des actes humains, l'absurdité des conséquences, le sentiment qu'évoque une sensation, une signification, la recherche de la protection face au trop plein de nu, de solitude, d'exposition. La seconde partie du recueil, Dents de loup, s’échelonne donc de 1947 à 1958. Là le rêve se fait plus fournit, élargissant le champ d'un monde particulier qui fait par là même un vocabulaire spécifique, une liberté orthographique qui se retrouvera dans les autres œuvres de Pichette. Liberté avec le masculin/féminin, vocabulaire de l'enracinement, du territoire, encore faudrait-il lire son recueil Les ditelis du rougegorge, chercheur du langage, Pichette inspecte, renouvelle, s'approprie une forme du parlé. Mais les dents de loup ne sont pas ceux d'une créature en prédation, ou du vieux briscard qui aurait acquit mauvaise tournure. Ce sont les dents d'un loup dont la sensibilité, qui appelle le monde au près de lui, pour trouver une trace de lumière d'étoile qui lui indiquerait la route de sa véritable maison. Errant sur terre, se voyant marcher à toute route, contant le mouvement ténébreux du monde "Quant à ici - Pigalle! Gay Paris! - ô Ville-Lumière! tes gens qui passent appartiennent à quelque race grise, et moi, dont la muse est une va-nu-pieds, je vois en filigrane dans la lune d'un billet de banque la face de la Mort-qui-rit-de-toutes-ses-dents." (Le jour et la nuit). Sombres alors dents de loup? Peine perdu pour savoir qu'il est, il se change inlassablement comme sa langue, son phrasé, sa rime éclatée, chercheuse, travailleuse comme la terre, et pourtant si docile au maître qui la fortifie et la berce à chaque page. Il bouge le poète; la douleur elle, motive, fait vivre, espérée même, sa douleur et celle des autres peut-être. Pichette pour nous et ailleurs, pour le XXIe et le XVIe siècle. Volonté de savoir, poète toujours À la recherche de l'écho, de lui-même, dans le questionnement d'autrui. Mais autrui reste un mystère et parfois même une Attaque, poème du suicide et de la violence, de l'injustice, de l'amour incarcéré où tout se joue entre la perte de la jeunesse et la mort et qui font chez Pichette symbiose. "Il gèle dans mon cœur./Il cendre au front de ma jeunesse./Ossuaire... suaire... suaire... suaire......" (Attaque). Ses Dents de loup, Pichette les constates et les médites dans un langage sensible et foisonnant; moderne verbe, étincelant, giclant, mais verbe trouvé et retrouvé dans dans le poumon de la langue déjà venue. La langue de France, la douce langue natale.

Henri PICHETTE, Dents de lait Dents de loup, Gallimard, Paris, 1962, 96 p., 10,15 euros

En guise d'une certaine conclusion, voici la vidéo de Gainsbourg et Gall interprétant la chanson Dents de lait dents de loup :



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