lundi 9 novembre 2015

Abu Nuwas, poèmes bachiques et libertins

Cettr édition des poésies d'Abû Nuwâs est issue d'un choix sélectif de poèmes et ne constitue pas un ouvrage réunissant l'ensemble du corpus poétique du poète persan. Il faudrait pour cela se reporter à l'édition de Ewald Wagner, Diwân Abî Nuwâs al-Hasan b. Hânî al-Hakamî, t. III, Stuggart, 1988. Abû Nuwâs, poète génial et sulfureux du début de la dynastie abbasside, né vers le milieu du VIIIe siècle entre 747 et 762 à Al-Ahwaz et est mort en 815 à Bagdad. Il fut le disciple du poète pionnier Bashar Ibn Burd.
     Abû Nuwas est un innovateur de la poésie arabe classique, accentuant la présence de thèmes comme le plaisir ou le mode de vie urbain par un discours plus libre et plus en phase avec les mutations sociales de cette époque et le vécu direct des citadins. Il a excellé par ailleurs dans les hamriyyat (poésies bachiques), devenus sous sa plume un genre à part entière. D'origine iranienne par sa mère, celle-ci dut faire face au décès de son mari alors qu'Abû Nuwâs n'était agé que de seulement six ans, et exerçant pour subvenir aux besoins du foyer la triste condition de prostituée. Abu Nuwas eu une enfance chagrinée par les moqueries des voisins, des gens des environs, pestant contre la condition de la mère et l'espace sordide qu'est devenu le domicile familial. Bien qu'il ne soit pas question ici de retracer la vie d'Abû Nuwâs, je pense que présenter le tableau de ce qui a sûrement, sans entrer dans un déterminisme simplificateur, contribué au mode de vie excentrique et destructeur du poète à l'âge adulte peut aider à mieux appréhender la personnalité de l'auteur et son style ainsi que la compréhension de certains textes. Son goût pour les ghûlamiyyât (amour pour les jeunes garçons), la passion qu'il a eu pour une femme se nommant Jinân et dont on ne sait apparemment pas plus à son sujet, les relations la plupart du temps conflictuelles et tout autant serviles avec les puissants de l'époque en font un personnage haut en couleurs et d'un intérêt continu jusqu'à nos jours. Esprit universel, il fut partisant de l'école théologique rationaliste mûtazilite, sûrement lecteur attentif d'Ibrahîm An-Nazzâm, il n'a semble-t-il pas laissé d'ouvrages purement théologique ou philosophique.

Il est souvent répété que la poésie de Abû Nuwâs s'inscrit aussi dans une remise en cause de la critique littéraire menée alors pour établir le dogme de la poésie préislamique et portée par des figures  centrales telles que Qudama Ibn Jaafar connu pour son ouvrage Nasdaq al-shir ou le philosophe et grammaire Al-Asmai ou bien encore Ibn Sallaâm al-Jumahî qui fut célèbre pour ses Tabaqât (classe, classement) où il y recense par ordre d'excellence ou de prestige les poètes préislamiques et islamiques. Mais tout ceci n'est pas exempt d'idées reçues comme l'a bien montré Mary Bonnaud dans sa thèse consacrée à notre poète, intitulée La poésie d'Abû Nuwâs : signifiance et symbolique initiatique,  amenant une complexification quant au caractère résolument "moderne" de la poésie d'Abû Nuwâs où l'on aperçoit un génie de la langue arabe respectant la tradition tout en la renouvellent mais aussi un poète garant d'une oralité traditionnelle de la poésie du monde arabe où dialogues, décors, personnages typifiés sont présents et organisent l'univers bachique et symbolique du poète (Mary Bonnaud, La poésie d'Abû Nuwâs : signifiance et symbolique initiatique, PU Bordeaux, 2008, p. 100). Il y a donc filiation d'Abû Nuwâs avec la poésie jahilite (préislamique). Ce qui est somme toute assez normal quant il s'agit d'un poète aussi érudit et qui peut concevoir son art comme un processus complexe entre respect et sarcasme pour la tradition poétique antérieure et utilisation des moyens et des richesses symboliques et savantes portées par cette même tradition. Autre point important et mis en lumière par Mary Bonnaud dans sa thèse passionnante est que Abû Nuwâs n'a pu se défaire justement de cette art traditionnel jahilite où par exemple, la figure descriptive du vin donnée par Abû Nuwâs se fait métaphore pour signifier l'effondrement de la tradition jahilite et où le chant amoureux cher à l'art préislamique n'oublie pas de s'amorcer avant les louanges libertines. Il nous faudrait dire alors que notre poète part de là, le modèle jahilite, ce socle fondateur qui lui a enseigné les bases de l'art poétique classique, pour aller ailleurs, plus loin, comme à son habitude.

Le laqab-s (surnom) "Abus nuwas" signifie "aux cheveux bouclés" et qui bien sûr permet d'identifier une particularité physique du poète qui peut être interprétée dans certains milieux de Bagdad de l'époque comme une connotation quelque peu érotisante. Poète libertin et aventureux, Abus Nuwas marque dès la première lecture par sa désinvolture et la manière libre et spontanée  d'exposer le moindre de ses désirs, ses moindres actes licencieux qu'il magnifie par le goût de la sacralisation de l'instant présent, celui passé dans les plaisirs du vin et de la chair, de l'amour éphémère dans de multiples bras, dans  des souks, des tavernes sordides, dans des milieux proscrits par un régime abbasside alors au fait de sa puissance  et cherchant à affirmer son autorité en imposant un islam unitaire par une rigueur morale et doctrinale contre tous ceux qu'ils considèrent comme des hérétiques, les zindîk. Pouvoir donc soucieux de guider et de gouverner son peuple plus religieusement que la dynastie omeyyade précédente. Ce que j'aime particulièrement chez Abû Nuwas c'est cette jonction entre mystique et chair, spiritualité et matérialité, image simple et pensée profonde à la fois. Mais tout ceci mérite un approfondissement de l'étude du corpus du poète que je donnerais sûrement une prochaine fois.

Abû Nuwâs, Poèmes bachiques et libertins, éd. Verticales, Gallimard, Paris, 2002, 114 p., 15.00 euros

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