lundi 23 novembre 2015

Sur une couverture de Glamour de 1970 (partie 2)


Pensée et mort de la pensée. L'étonnement peut être ce qui provoque la mort d'un certain vécu-présent du figuratif, c'est-à-dire le monde de mes représentations à un instant de ma vie, ou d'un imaginaire figuratif à ce même moment. La mort ou la métamorphose d'une certaine signification d'une histoire de l'apparaître. Je devrais dire : de mon histoire de l'apparaître. « Subjectivité » me dira-t-on alors. Un peu comme l'individuation du mourir chez Heidegger. (Mon étonnement peut-être, pourrait provenir d'un croisement entre le figuratif et le figural de Cybill sur la couverture de Glamour). Quelque chose qui m'est propre, une propre mort d'une certaine panoplie de mon imaginaire figuratif. Je peux toujours me représenter cet imaginaire mais non plus y vivre comme avant l'étonnement. Car il faut laisser place à l'étonnement, au devenir des représentations, des circonstances du paraître. Le terme de substitution que Valéry emploie (partie I) est une forme de mort des groupes de phases entre contenu et expérience. Il y a la vie de la mort en nous, il y a le substitu. Cette dynamique toujours actualisée, discontinue et continue des informations de la conscience, continu substantiel de l'être et discontinu de l'étant. Il en va de même de l'étonnement qui communique, se fait le communiquant, le tonnement d'une nouvelle phase de processus de contenus informatifs mémoriels et représentationnels. Un nouveau liage de teintes qui organise la psyché dans le temps et l'espace et qui symbolise, caractérise, cette nouvelle venue qui fait césure, et qui doit pouvoir se dire en un sens propre, particulier. Un parallélisme entre ce qui est expérimenter et l'événement mental, le saut expérientiel dans la psyché. On en revient à Valéry et à la « congruence avec les conditions inconnues du connaître » (partie I).

Dans son livre Qu'appelle-t-on penser? Heidegger a mit la lumière sur l'absence d'opposition entre le Mythe (Mύθος), - la « parole disante » pour les Grecs, l'apparition du paraître et ce qui se trouve dans le paraître par le dire, tout l'étant de l'être, - et la Raison (λόγος) socratique. Mais « Mύθος et λόγος ne s'écartent l'un de l'autre et ne s'opposent l'un à l'autre, que là où ni Mύθος ni λόγος ne peuvent garder leur être primitif. » (Martin Heidegger, Qu'appelle-t-on penser?, puf, quadrige, Paris, 2014, p. 32). Mythe et raison sont ici inclus dans une même entité primitive, ils sont des manifestations, des modes d'être de cette entité. Et plus loin il ajoute : « C'est un préjugé de l'histoire et de la philosophie, hérité du rationalisme moderne sur la base du Platonisme, que de croire que le Mύθος ait été détruit par le λόγος. Le religieux n'est jamais détruit par la logique, mais toujours uniquement par le fait que le Dieu se retire. » (Ibid. p. 32). Et cette autre remarque encore sur la vérité de la parole poétique désignée comme la Beauté : « La beauté est un destin de l'être de la vérité, où vérité signifie le dévoilement de ce qui se voile. Beau n'est pas ce qui plaît, mais ce qui tombe sous ce destin de la vérité qui se produit quand l'éternellement inapparaissant, et partant l'invisible, parvient dans le paraître la plus paraissant. » (Ibid. p. 34). Il y aurait une raison symbolique du mythe dans le primitif de l'être de la raison. le dire du mythe est à la fois le dire paraissant ce qui doit paraître dans la raison du dire et l'élancement de l'être dans l'histoire, la durée, de l'être en raisonnance avec la vérité de la pensée, le liage de l'être et de la pensée par la parole. Symbole qui est parole essentielle de l'étant dans sa croyance. 
      Être c'est croire. L'étonnement est-il une forme de stupeur? Nous pouvons dire qu'il y a dans l'étonnement des principes similaires à la stupeur. Le mot « stupeur » peut désigner quelque chose de plus brutal, une relation plus manifeste entre le sujet et la vision du paraître. Hölderlin se remémora, dans un fragment poétique écrit à seize ans, qu'il fut pris d'une « émotion sacrée » qui lui «fit vibrer le cœur » (Les Miens) en se trouvant un soir à l'intérieur de soi. On sacre une vision des choses par des symboles, par un sentiment en relation au «soir miroitant » (Les Miens), au fleuve paraissant de Hölderlin. Les choses ne montrent pas, elles ne signifient rien, et il faut pourtant que quelque chose se formule intérieurement pour, avant que la parole s’énonce une émotion divine, la savoir comme telle. Et ici encore, il faut de l'interprétation, lier la hauteur du sentiment avec la verticalité du divin, la hauteur où nous situons la demeure éternelle de Dieu. Mais il y a aussi la force de ce sentiment, la force qui stupéfie l'être. Et cette force parle de quelque chose, se réalise en quelque chose pour signifier, se référer par le plus grand des mystères. Hölderlin a alors su parler de son mystère, subitement, dans le travail des analogies, des correspondances, surprendre la force du lien, l'unité dans le paraître empirique et conceptuel. Mais cette force est une pulsion de l'éveil, de la connaissance, de la présence du divin sur terre, du surgissement, de l'écrasement de la présence du divin : « soudain, je ne ris plus,/Soudain, plus grave, je laissai nos jeux d'enfants/Et balbutiai, vibrant : il faut prier! » (Les Miens). Il pouvait dire pourtant, dans sa stupeur, « j'étais déjà prêt », prêt à recevoir ce coup car fabriqué par lui pour lui dans une direction bien précise. Il faudrait alors ajouter que les parties ou plans congruents de sa stupéfaction, de son saisissement, dans son expérience s'identifient subitement mais au travers d'un travail effectué sur d'autres plans de l'esprit. J'ai envie de faire appel ici à Schelling et à sa philosophie de la mythologie, sa philosophie positive, à son travail sur le mythe et sa signification. Mais tout cela dans une troisième partie. 

mercredi 18 novembre 2015

Sur une couverture de Glamour de 1970 (partie I)


Couverture Glamour, juin 1970
L'étonnement philosophique comme l'étonnement d'un visage, de la venue d'une certaine impression à la vue d'un visage. Là, j'en reviens à Heidegger, au sujet pris par le saisissement de ce qui vient à être en《 pensée 》. Ce qui surgit en nous et étonne comme une chose singulière et pourtant évidente. L'être est une évidence qui ne se laisse décrire, mais exprimer. Exprimer par le corps, l'animation de tout un ensemble, une unité physique (holistique?) dans un monde pluriel. Être par le monde constitué d'êtres autour de moi. Là,  je parle, le « être » est essence de mon langage, n'existe que par et pour le langage. Je perçois un être par ce qui n'est pas lui, par l'ampleur de sa circonscription, de sa limite. Le monisme de Tchuang-Tseu pourrait nous rattacher au néant de nous-même, corporellement à l'autre. Et ceci pourrait être une forme d'étonnement. 

     Cybill Shepherd fit à plusieurs reprises la couverture du magazine Glamour. Ceci bien sûr ne doit pas être l'objet d'un quelconque étonnement. Elle en a fait bien d'autres me dira-t-on. Oui mais là, je suis tombé sur « le » numéro, celui qui se révèle,  que je révèle, celui de juin 1970. Et ce fut pour moi comme un questionnement particulier. Non une révélation, rien qui ne s'apparenterait à un « eurêka », une trouvaille d'aucune sorte ouvrant à une nouvelle voie ou offrant une réponse à un problème précis d'esthétique, de philosophie ou  de théorie littéraire. Je n'aurais pas pu pondre une somme sur un domaine donné de la connaissance. Juste un arrêt sur image, une perplexité de l'apparence, une mystique de l'être de Cybill dans les années 70, mystifiée d'autant plus par le média, l'industrie, la presse, la publicité des 30 glorieuses, la société de consommation, le rêve à portée de la classe moyenne, une foi dans le progrès, dans la publicité du progrès. Du progrès qui se dit progrès et qui tend à aller plus loin par rapport à quelque chose qu'il juge dépassable et devant être dépassé dans un sens mélioratif global. 


Cybill Shepherd pour Clairol Kindness Underarm


     Cybill fit une pub du progrès pour Clairol Kindness Underarm, une sorte de machine électrique pour boucler les cheveux des femmes, parce que, comme le dit la pub « girls are curvier than man ». Cybill elle, allongée, étincelante de jeunesse, offrant, montrant, démontrant la véracité ancestrale de ce slogan publicitaire. Est-elle mieux là, sise si je puis dire, que sur la couverture du magazine Life du 10 décembre 1971, juxtaposée à côté de titres évoquant le conflit indo-pakistanais ou le new-look chinois, sûrement pas celui de Mao? Pour préciser un peu mieux ce qui m'apparaît tel un étonnement et un questionnement sans fond dans la couverture du Glamour de juin 70, il ne vaudrait pas réellement décrire. Décrire cette figure paraissant et apparaissant, paraissant à ma vue et apparaissant à mon esprit ainsi étonné. Étonné par une jeune fille aux joues potelées, à l'air candide. C'est un point que cette image, cette image est un point que je dois relier à mon existence, à toute mon expérience, la soudure, les forces de liaisons pour reprendre des termes rienmanniens. Valéry avait dit dans un de ses Cahiers « Pas un des soi-disant psychologues ne s'est avisé de la diversité des « plans » sur lesquels se font les chemins et les points et les coupures de l'esprit - - (ce mythe). Les mots « point  de vue », « ordres d'idées », « attention » et même « invention » - (ce qui est invention sur tel plan, est un événement mental quelconque sur tel autre - - ), le font grossement voir./L'éveil est la sensibilisation brusque ou progressive d'un autre plan parallèle au plan existant - un accroissement du nombre de ces plans -  » (1934. Sans titre, XVII, 441.). Je me suis éveillé à quelque chose de Cybill, à quelque chose de nouveau, peut-être la tête, un air posé, ridicule, immatriculé, objet mis en valeur, je n'avais en fait jamais vu Cybill ainsi mis en objet de valeur, d'idéologie du paraître, chosique.

     Mais revenons à l'étonnement. Étonner, du latin extonare, être frappé de, et par modification du préfixe adtonare, attonare, frappé par le tonnerre, par la foudre, ce qui a un rapport à ce qui tonne, chute, violente. Quelque chose venant à tonner, la pensée qui vient en tonnant dans l'esprit. Le questionnement vient ensuite, une fois l'ébranlement premier terminer et la pensée analytique reprenant son cours. Bien que, l'étonnement continue son travail dans la pensée, motive la pensée pour toujours conduire et sentir, avancer dans le chemin d'un sens concret des choses. Il y a symbiose de l'étonnement et du comment penser par l'étonnement. L'apparition d'un visage peut tonner. La philosophie devrait toujours partir d'un visage. Est-ce que les Préludes sont parties d'un visage? Elles sont peut-être parties d'une sensation qui peut, par projection magique, représenter un visage particulier. L'étonnement du visage est alors d'autant plus particulier qu'il cherche ensuite une raison de cet état mental, c'est-à-dire une révélation, et qui plus est, une révélation sur le sens de la sensation. S'étonner n'est pas quelque chose de concluant, ce n'est pas un terme mais bien sûr, un point de départ, et par prolongement, l'étonnement est fonction d'une historicité du sens des processus sensationnels. Et questionner l'étonnement m'amène ailleurs que là où je dois être pour trouver. Peut-être la « diversité des plans » de Valéry, le mouvement même de la pensée, et donc ne pas penser mon étonnement serait partir sur le bon chemin de la révélation.

     Partir d'un point de vue du philosopher doit-il être un acte sans « pensée »? Il n'y aurait pas alors justement de philosopher. Le langage sert à faire comprendre, se faire comprendre, communiquer, mais sert-il à rester en place pour la 《 vérité 》 philosophique? L'être de la pensée est asymétrique à l'élucidation du sens particulier de mon étonnement. La pensée cherche à accomplir un visage en partant d'un visage non dégrossi ou d'une vision parcellaire du visage, pas même un noyau ou une bouche. Heidegger voulait voir l'étonnement psycho-sensationnelle de la pensée de l'être, qu'une chose soit ce qu'elle est en tant qu' étant en être- là. Il voulait aussi, à la question : qu'est-ce que la philosophie? Répondre d'une certaine manière, posant la correspondance de la question et de la réponse en accord dans et devant l'étonnement de l'existence de la question. Heidegger pouvait comme tout à  chacun « flairer » l'être mais non dire en quoi il consiste véritablement. Pourtant, nous reconnaissons toujours le même étant d'un être ou devrais-je dire, le même être d'un étant. J'arrive toujours à me dire « ça c'est Cybill et personne d'autre ». L'expression répétée de l'être de Cybill est alors plus évidente que son langage. Ce qu'il y a autour du monisme est plus véridique que le terme monisme en lui-même pour comprendre comment l'on doit s'exprimer sur le tout.

     L'écoulement de l'expression autour du signe, autour de la phonétique du terme « monisme ». L'être de l'étant étonne mais s'impose, mais non ce que l'on pourrait nommer une évidence métaphysique du monisme. Il semblerait que le monisme philosophique ne peut s'imposer comme l'évidence de l'être s'impose à nous. L'《 être 》presocratique est non-être en opposition à l'existence entendu depuis Socrate comme l'expression du corps, est non-langage en opposition à l'existence du signe langagié. L'expression de l'étonnement, mimique de l'étonnement, je ne suis pas étonné dans mon langage, mais dans un monde qui précède mon langage. Je pourrais dire que l'étonnement se trouve coincé entre deux pensées, donc deux moments du langage, mais qu'il s'exprime sans formule au moment de la pensée langagière. Là, je pense à l'étonnement présocratique de la pensée de l'existence de l'être. L'étonnement est le fruit de l'expression de ce qui est connu comme étant là dans le monde. L'expression du langage chez Heidegger, écouter et apprendre ce que le langage a à nous dire. Comme ce que nous dit le chant du poète? Comme ce que dit la « lumière » (unverborgen) de l'être dans notre langage ordinaire? 

     Présence et non-présence devant la couverture de Cybill de l'objet de mon étonnement. Sa vacuité dans ma pensée, dans mon inspection, dans le vécu de l'étonnement, dans la durée existentielle de cet étonnement; cet étonnement qui est une élaboration de l'existence de l'étant jeté dans le monde par le monde et non « jeté » heideggeriennement comme sans connaissance. Mon questionnement sur l'être de mon étonnement est Dasein  non seulement sur le Moi mais aussi sur le Soi, l'énactivisme de l'être. Cet étonnement qui est Moi et juste Soi, Moi et le monde de l'acte de l'être. La Verfall de Heideggger, cette existence de l'être dans la mondanité du Moi, de la pensée, de l'inauthenticité, ne s'accorde pas avec l'acte de l'être du Soi dans l'étantité et dans son onticité. Le moteur ontologique de l'onticité de mon étonnement. L'inauthenticité n'écoute pas l'être, l'expression du Soi et du Moi. Il se veut juste en désir de ressemblance à l'autre, le « ils ». Il semble que l'étonnement ne soit pas juste un être-pour mais une justification-pour, une réponse-pour, à ce qui est devant moi, à l'être-là devant moi. Mais c'est une réponse à la dynamique perceptuelle, aux stimulus, et à l'habitus figuratif de ce qui est perçu. Quelque chose change en moi mais ne change pas dans le monde. Par exemple, le souci heideggerien (besorgt), est un changement interne, en moi, relié peut-être à ce que Valéry voyait dans les mécanismes de la conscience :《 Quelle que soit la nature  de la conscience, elle est substitution et l'on peut penser que les éléments qui se substituent ont au moins entr'eux, quels qu'ils soient  - une certaine conformité ou congruence avec les conditions inconnues du connaître - et donc entr'elles./Cette relation a pour cas particuliers ce qu'on nomme espace et temps, relations, lesquelles l'une et l'autre enferment des hétérogènes - Gs, Gt (et aujourd'hui Gst). 》(1929. AE, XIII, 823).

jeudi 12 novembre 2015

Georges Steiner, Martin Heidegger, (1978)

"Tout l'étant est en l'Être. Voilà qui résonne à notre oreille d'une manière triviale, sinon offensante. Car, de cela que l'étant appartient à l'Être, nul n'a besoin de se soucier. Que reste-t-il d'autre à l'étant que d'être? Et pourtant, justement ceci que l'étant demeure recueilli en l'Être, que l'étant apparaît dans la lumière de l'Être, voilà ce qui étonne les Grecs, et eux d'abord, et eux seuls." Martin Heidegger.
     En 1978, Georges Steiner, écrivain et théoricien du langage, a signé un essai introductif à la pensée du philosophe allemand Martin Heidegger (1889-1976). Essai assez réussi dans une certaine mesure, compte tenu - et il l'explique lui-même dans le premier chapitre - de la complexité de la pensée heideggerienne mais  aussi la publication alors très partielle des œuvres publiées en 1978 ainsi qu'une certaine limite des possibilités purement philosophiques de Steiner. La traduction donnée par Denys de Caprins du texte de Steiner est claire et souple ainsi que l'exposition détaillée par Steiner de la philosophie générale du célèbre philosophe, de sa pertinence et de ses enjeux. On y trouve les éléments fondamentaux qui structurent l'argumentation d'un renouvellement de la problématique de l'être chez Heidegger. Ce renouvellement est pris dans la filiation de la pensée de l'être de l'étant chez Anaximandre, Heraclite et Parmenide dans son étonnement pure en opposition à la méthode analytique et rationnelle en cours depuis Socrate. Les concepts d'étant et d'être, qui sont le noyau dur et le moteur de cette pensée, sont décortiqués et mis en relief à travers le parcourt intellectuel de Heidegger, de sa lecture à 18 ans de l'étude de Brentano intitulée Des sens multiples de l'être selon Aristote à ses derniers grands écrits comme le colloque de Fribourg consacré à Héraclite, en passant bien sûr par Être et temps (Sein un Zeit), livre qui occupe un chapitre à lui seul sur les quatres que compose ce livre.

     Steiner n'oublie pas de signaler qu'au moment de son étude (1978) aucune interprétation un temps soit peu représentative de ce que Heidegger a voulu précisément dire par Sein (être) est, en suivant l'avis du commentaire de Wilfried Franzen, encore possible. Il semble que nous ne soyons pas plus entré dans la lumière d'une réponse définitive aujourd'hui. La problématique du langage, de sa nature, de son impossibilité ou de sa possibilité même de pouvoir questionner le fondement de ce qui est comme étant là en opposition au néant, articulé autour des problèmes philosophiques liés au monde, aux questions humaines et de la parole, ouvre à la définition propre de la philosophie pour Heidegger et au rôle qu'elle doit jouer. Conduisant inévitablement au renversement des valeurs de méthodes et de questionnements philosophiques alors en court depuis Platon. Ainsi voit-on poindre l'idée de cet "oublie de l'être" que dénonce le philosophe allemand, le terme "être" étant devenu simple formule syntaxique ayant perdu son sens, sa substance originelle de forme de présence au monde.

     On pourrait rechigner sur la conception même des chapitres, ou alors du manque de consistance, pour ne pas dire, de compréhension, de la philosophie de l'art dans l'optique heideggerienne. On pourrait aussi juger que son hypothèse d'un parallèle entre la philosophie dégagée dans Être et temps et la théorisation du nazisme est un peu poussée trop en avant et reste sans justification concrète ou convaincante, voir même anachronique. On peut juger utile et intéressante la tentative de Steiner d'essayer de trouver des points de convergence entre les différents courants philosophiques ou certains penseurs contemporains de Heidegger notamment le parallèle avec Wittgenstein. Il conviendrait sûrement de lire, pour le lecteur néophyte, cette introduction avec en regard la recension qu'en a faite en 1981 Danielle Lories, qui critique avec pertinence les possibles incohérences conceptuelles et les lacunes de Steiner quant à certaines interprétations. Livre à conseiller pour toute personne voulant s'initier à la pensée générale de Heidegger mais peut-être ne vaudrait-il pas mieux, pour entrer plus en profondeur dans l'exégèse de la pensée du maître, la très brillante introduction de Jean Wahl Introduction à la pensée de Heidegger parue au Livre de poche bien que celle-ci soit datée.

Georges Steiner, Martin Heidegger, éd. flammarion, Champs essai, Paris, 2008, 215 p.

lundi 9 novembre 2015

Abu Nuwas, poèmes bachiques et libertins

Cettr édition des poésies d'Abû Nuwâs est issue d'un choix sélectif de poèmes et ne constitue pas un ouvrage réunissant l'ensemble du corpus poétique du poète persan. Il faudrait pour cela se reporter à l'édition de Ewald Wagner, Diwân Abî Nuwâs al-Hasan b. Hânî al-Hakamî, t. III, Stuggart, 1988. Abû Nuwâs, poète génial et sulfureux du début de la dynastie abbasside, né vers le milieu du VIIIe siècle entre 747 et 762 à Al-Ahwaz et est mort en 815 à Bagdad. Il fut le disciple du poète pionnier Bashar Ibn Burd.
     Abû Nuwas est un innovateur de la poésie arabe classique, accentuant la présence de thèmes comme le plaisir ou le mode de vie urbain par un discours plus libre et plus en phase avec les mutations sociales de cette époque et le vécu direct des citadins. Il a excellé par ailleurs dans les hamriyyat (poésies bachiques), devenus sous sa plume un genre à part entière. D'origine iranienne par sa mère, celle-ci dut faire face au décès de son mari alors qu'Abû Nuwâs n'était agé que de seulement six ans, et exerçant pour subvenir aux besoins du foyer la triste condition de prostituée. Abu Nuwas eu une enfance chagrinée par les moqueries des voisins, des gens des environs, pestant contre la condition de la mère et l'espace sordide qu'est devenu le domicile familial. Bien qu'il ne soit pas question ici de retracer la vie d'Abû Nuwâs, je pense que présenter le tableau de ce qui a sûrement, sans entrer dans un déterminisme simplificateur, contribué au mode de vie excentrique et destructeur du poète à l'âge adulte peut aider à mieux appréhender la personnalité de l'auteur et son style ainsi que la compréhension de certains textes. Son goût pour les ghûlamiyyât (amour pour les jeunes garçons), la passion qu'il a eu pour une femme se nommant Jinân et dont on ne sait apparemment pas plus à son sujet, les relations la plupart du temps conflictuelles et tout autant serviles avec les puissants de l'époque en font un personnage haut en couleurs et d'un intérêt continu jusqu'à nos jours. Esprit universel, il fut partisant de l'école théologique rationaliste mûtazilite, sûrement lecteur attentif d'Ibrahîm An-Nazzâm, il n'a semble-t-il pas laissé d'ouvrages purement théologique ou philosophique.

Il est souvent répété que la poésie de Abû Nuwâs s'inscrit aussi dans une remise en cause de la critique littéraire menée alors pour établir le dogme de la poésie préislamique et portée par des figures  centrales telles que Qudama Ibn Jaafar connu pour son ouvrage Nasdaq al-shir ou le philosophe et grammaire Al-Asmai ou bien encore Ibn Sallaâm al-Jumahî qui fut célèbre pour ses Tabaqât (classe, classement) où il y recense par ordre d'excellence ou de prestige les poètes préislamiques et islamiques. Mais tout ceci n'est pas exempt d'idées reçues comme l'a bien montré Mary Bonnaud dans sa thèse consacrée à notre poète, intitulée La poésie d'Abû Nuwâs : signifiance et symbolique initiatique,  amenant une complexification quant au caractère résolument "moderne" de la poésie d'Abû Nuwâs où l'on aperçoit un génie de la langue arabe respectant la tradition tout en la renouvellent mais aussi un poète garant d'une oralité traditionnelle de la poésie du monde arabe où dialogues, décors, personnages typifiés sont présents et organisent l'univers bachique et symbolique du poète (Mary Bonnaud, La poésie d'Abû Nuwâs : signifiance et symbolique initiatique, PU Bordeaux, 2008, p. 100). Il y a donc filiation d'Abû Nuwâs avec la poésie jahilite (préislamique). Ce qui est somme toute assez normal quant il s'agit d'un poète aussi érudit et qui peut concevoir son art comme un processus complexe entre respect et sarcasme pour la tradition poétique antérieure et utilisation des moyens et des richesses symboliques et savantes portées par cette même tradition. Autre point important et mis en lumière par Mary Bonnaud dans sa thèse passionnante est que Abû Nuwâs n'a pu se défaire justement de cette art traditionnel jahilite où par exemple, la figure descriptive du vin donnée par Abû Nuwâs se fait métaphore pour signifier l'effondrement de la tradition jahilite et où le chant amoureux cher à l'art préislamique n'oublie pas de s'amorcer avant les louanges libertines. Il nous faudrait dire alors que notre poète part de là, le modèle jahilite, ce socle fondateur qui lui a enseigné les bases de l'art poétique classique, pour aller ailleurs, plus loin, comme à son habitude.

Le laqab-s (surnom) "Abus nuwas" signifie "aux cheveux bouclés" et qui bien sûr permet d'identifier une particularité physique du poète qui peut être interprétée dans certains milieux de Bagdad de l'époque comme une connotation quelque peu érotisante. Poète libertin et aventureux, Abus Nuwas marque dès la première lecture par sa désinvolture et la manière libre et spontanée  d'exposer le moindre de ses désirs, ses moindres actes licencieux qu'il magnifie par le goût de la sacralisation de l'instant présent, celui passé dans les plaisirs du vin et de la chair, de l'amour éphémère dans de multiples bras, dans  des souks, des tavernes sordides, dans des milieux proscrits par un régime abbasside alors au fait de sa puissance  et cherchant à affirmer son autorité en imposant un islam unitaire par une rigueur morale et doctrinale contre tous ceux qu'ils considèrent comme des hérétiques, les zindîk. Pouvoir donc soucieux de guider et de gouverner son peuple plus religieusement que la dynastie omeyyade précédente. Ce que j'aime particulièrement chez Abû Nuwas c'est cette jonction entre mystique et chair, spiritualité et matérialité, image simple et pensée profonde à la fois. Mais tout ceci mérite un approfondissement de l'étude du corpus du poète que je donnerais sûrement une prochaine fois.

Abû Nuwâs, Poèmes bachiques et libertins, éd. Verticales, Gallimard, Paris, 2002, 114 p., 15.00 euros

jeudi 5 novembre 2015

Alyssa di Edwardo

Athenaeum, 2014, oil/acrylic on canvas, 36x36 in. (91.44x91.44 cm)

Peinture de la gestalt, de la profusion des couleurs, de la densité, de l'espace et du temps, l’œuvre d'Alyssa di Edwardo est une invitation au voyage dans les tréfonds de l'être, allant de l'interne vers l'externe, du donné sensible vers cette explosion et ce dynamisme de l'expression. Magma, concentration, superposition et chaos, on est ici en terrain connu et inconnu où la couleur est à la fois objet et vie. Alyssa di Edwardo est une artiste du courant de l'expressionnisme abstrait. Née en 1957 dans le New-Jersey, elle débute le dessin très jeune et se familiarise avec les représentations des paysages aux teintes variées du nord-est du New-Jersey. Vers la fin des années 70, elle fait connaissance dans les musées de New-York avec les œuvres d'artistes aussi décisifs que Mitchell, Twombly, ou encore de Kooning et Hooper. Elle commence ensuite à se faire connaître par des œuvres représentants l'océan vu des côtes de la Floride et des paysages urbains dans un style textural symbolisé par la prise en compte d'éléments abstraits dans les objets qu'elle représentait.


There Again, 2011
 Mixed media on canvas,
72 x 60 in. ( 182.9 x 152.1 cm)
Private Collection

South Bank, 2014
 oil/acrylic on canvas,
50 x 40 in. (127 x 101.6 cm)

West Wind, installation
oil on canvas
60x48 in. (152x121.92 cm)

L’œuvre de di Edwardo est avant tout un rapport à la danse, ou plutôt, à une certaine danse, à la peinture qui serait la représentation de l'expression de la danse du corps jeté sur la toile. Cette idée est un ferment créatif, inspirant, et, comme elle le dit elle-même, une synergie. En regardant ses peintures, je ne peux m'empêcher de penser aux idées de Merleau-Ponty sur le corps, la gestalt, l'expérience du corps, ces "traces" corporelles d'un langage premier où le sujet n'est pas "parlant" (Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, chap. IV, Le corps comme expression et la parole). C'est cette "manière d'en user" du langage, je reprends ici toujours Merleau-Ponty, qui m'intéresse de voir et de comprendre dans la peinture de di Edwardo. De ce que le corps vit et peut retransmettre, ce qui le traverse à un moment particulier, dans une émotion particulière. Corps dompté par le Moi et corps primitif si je puis dire, animal et libre. "Il est toujours autre chose que ce qu'il est, toujours sexualité en même temps que liberté, enraciné dans la nature au moment même où il se transforme par la culture, jamais fermé sur lui-même et jamais dépassé. Qu'il s'agisse du corps d'autrui ou de mon propre corps, je n'ai pas d'autre moyen de connaître le corps humain que de le vivre, c'est-à-dire de reprendre à mon compte le drame qui le traverse et de me confondre avec lui." (chap. IV, Le corps). D'ailleurs, l'artiste parle elle-même très bien de son art et des processus qui ont court lors de la conception de ses œuvres. Conglomérat d'expériences, celles de ses dessins dans sa jeunesse, celles du monde des objets et des symboles que di Edwardo a emmagasinée en elle, celles des couleurs et de leurs lois, etc. C'est une combinaison de ces expériences qui est le point de départ de son travail. Sublimer l'expérience des données sensibles pour arriver à faire ressortir et ressentir quelque chose de plus, un espace démultiplié et plus ouvert ou, devrait-on dire, un enrichissement de la palette du sensible. Temps de la contemplation, de la compréhension et du sens, volonté de percer comme elle le dit "The inherent beauty and mystery of nature and life." (http://www.alyssadiedwardo.com/biography.asp). Elle noue aussi un lien privilégié avec un art de vivre de l'artiste, cet abandon de l'artiste pour son art, révélation faite lors de la découverte des Iris de Van Gogh et des Fleurs rouges de Georgia O'Keeffe, tableaux voguant entre abstraction et figuration.


Glen Etive, 2015
oil on canvas
48x36 in. (121.92x91.44 cm)


Devon2015
oil on canvas
24x18 in. (60.96x45.72 cm)

Un autre point est celui que di Edwardo fait jouer à sa condition de femme et à ce qu'elle nomme l''archétype" féminin dans la création. Ces "racines de la puissance féminine" qu'elle veut capter et maîtriser, expérimenter, se voir affronter l'opposition qu'elle aperçoit entre le physique de la peinture, la matérialité, le paraître en acte et la sensibilité féminine. Et par ce biais di Edwardo veut atteindre comme un point de la circonférence vers le centre, l'universalité, une transcendance, subjectivité se dépassant et atteignant l'objectivité du sensible dans la représentation. Le symbole dira-t-on, la fonte de l'objet dans ce qui a de plus syncrétique, diluant, et significatif avec le monde. Les couleurs s’entremêlent mais restent toujours distinctes, dans leur individualité propre, jouant toutes un rôle bien défini dans l'impression. On peut se trouver alors flotter entre abstraction et le figural de l'objet ou sujet. Désigner avant de signifier. Poindre si l'on peut dire. Entre peinture et recherche psychologique, di Edwardo veut faire parler la couleur et trouver le temps psychologique de leur perception et de la remémoration de l'expérience vécue par le regard sur la toile, englobant ainsi passé, présent et futur.


May, 2014
oil/acrylic on canvas,
40 x 40 in. (101.6 x 101.6 cm)


Farther, 2014
oil/acrylic on canvas,
40 x 40 in. (101.6 x 101.6 cm)

Southwark, 2014
oil/acrylic on canvas,
50 x 40 in. (127 x 101.6 cm)

Lillium, 2014
oil/acylic on canvas,
30 x 30 in. (76.2 x 76.2 cm)

Four Rivers, 2014
 oil/acrylic on canvas,
60 x 40 in. (152.1 x 101.6 cm)

Avalon I, 2014
 oil/acylic on canvas,
48 x 36 in. (121.92 x 91.44 cm)
Avalon II, 2014
oil/acylic on canvas,
48 x 36 in. (121.92 x 91.44 cm) 
Nine Elms, 2014
 oil/acrylic on canvas,
36 x 36 in. (91.44 x 91.44 cm)

Paisley,2013
oil/acylic on canvas,
36 x 36 in. (91.44 x 91.44 cm)
Private Collection

Day, 2014
 oil/acylic on canvas,
24 x 18 in. (60.96 x 45.72 cm)
Before Rain, 2013
oil, mixed media on canvas
16 x 20 in (40.64 x 50.08 cm)
Private Collection

Near Skye, 2013
oil, mixed media on canvas
20 x 16 in ( 50.08 x 40.64 cm )
Private Collection

Far Day, 2013
oil, mixed media on canvas
20 x 16 in ( 50.08 x 40.64 cm )

Far Away, 2011
 Mixed media on canvas
80 x 48 in. (203.2 x 121.92 cm)
Private Collection

East of Eden, 2011
Mixed media on canvas
80 x 48 in. (203.2 x 121.92 cm)
Private Collection

Alyssa di Edwardo a fait sa première exhibition au Soho Arts Gallery à Palm Beach ainsi qu'au Liman Gallery dans cette même ville. Plus tard, elle a présentée ses œuvres à la co-op Seasonal show avec le collectif d'artistes Palm Street Art Studio Artists. Elle fonde par la suite avec un groupe d'artistes un studio nommé 1608 dont la première exhibition à été présentée à l'Armory Art Center. Elle a été aussi élue au registre du National Museum of Woman in the Arts de Washington. En 2011, elle est nommée par Beth Venn en tant que conservatrice d'art américain au Newark Museum pour le Studio Visit Magazine du printemps 2011 volume 13. Plus récemment, di Edwardo a été nommée conservatrice adjoint des arts à la Flint Institute of Arts dans le Michigan et formatrice de conservateurs au Whitney Museum of American Art de New York pour la 60e exposition annuelle du All Florida Juried Competition Exhibition du Boca Museum au Boca Raton Florida. di Edwardo a aussi exposé avec Art House 429 un spectacle inaugural en janvier 2013 intitulé "Art Palm Beach 2013" et un spectacle solo en mars 2013. 

 Source : http://www.alyssadiedwardo.com
 

mardi 3 novembre 2015

Res Gestae Divi Augusti, éditions Belles lettres


Pièce unique dans l'histoire l'antiquité romaine, les Res Gestae est un document irremplaçable sur le règne d'Auguste (30 av. J.C.-14 av J.C.) tant par le contenu historico-politique du texte que par son objectif et les informations précieuses dont il est renfermé. L'édition trilingue de cette "œuvre" parut aux belles lettres, en latin en grec et en français, nous offre une introduction et un apparat critique érudite et claire sur les différentes versions du texte, des différents débats historiographiques, qui sont le fruit des recherches de John Scheid et dont je m'appuie en grande partie pour cette présentation. Le 3 avril 19 a.p. J.C. Auguste dépose selon Suétone quatre documents auprès des Véstales. Deux codices composants sont testament privé et trois uolumina scellés. Les Res Gestae concernent le deuxième uoluminen, qui est lu par Drusus, le fils de Tibère, et narrant de manière autobiographique les gestes et faits accomplit durant le principat par Auguste en faveur du Peuple romain. On pense dans une relative mesure que la composition et l'exécution des Res Gestae aurait pu être entrepris d'une traite à la fin de la vie d'Auguste bien qu'aucune preuve indéniable en faveur de cette thèse n'est pu être révélée jusqu'à ce jour. Selon certains, Auguste aurait sûrement dicté ses Res Gestae à ses secrétaires qui se sont occupées de la mise en forme finale du texte. GL. Bowersock a suggéré une autre possibilité de composition celle où les secrétaires de l'empereur lui auraient soumis le plan d'un texte auquel Auguste, Tibère ou Livie l'épouse d'Auguste, leur avait auparavant résumé ce qui devait y figurer. Auguste s'occupant alors de relire ou rectifier certaines choses, ajoutant donc sa touche personnelle. Ce texte par ailleurs, composé sans toute vraisemblance entre 9 et 13 a.p. J.C., est un texte dont la matière et sa fonction principale ont aussi posés problème aux chercheurs. Mommsen (1887) avait conclut qu'il s'agissait d'un compte rendu justificatif de ses actes politiques. J. Bergmann (1884) et E. Bormann (1896) ont proposé de regarder ce texte comme un éloge funéraire mais cette supposition a été invalidé par E. Kornemann en 1921. Wilamowitz (1886) a vu dans les Res Gestae, en las comparant à l'inscription de l'Empereur Hadrien dressé au Panthéon d'Athènes du vivant de l'empereur, la justification de l'apothéose prochaine d'Auguste auquel W. Weber (1936) a magnifié une vision de l'empereur artiste montrant sa volonté de pouvoir caractérisant des tensions intérieurs d'Auguste et la mesure de l'homme politique ayant refréné ses passions. Vision qui reste, contenu de la vision de Weber et de l'époque de ses remarques, idéologique. On considère aujourd'hui les Res Gestae comme la forme d'une auto-représentation épigraphique, chronique des faits et actes effectués par l'empereur, de sa conduite envers le peuple romain, des honneurs reçus, de la sauvegarde du régime républicain par une véritable conscience politique soucieuse de respecter les institutions de la République, pour le moins en apparence. On est alors en face d'un document politique particulier, justification du pouvoir principat et de son modèle idéologique. 
     Le texte s'ouvre sur un titre ou préambule et où le peuple romain tient une place centrale, Auguste ayant accomplit ses actes essentiellement pour la gloire de la République romaine et de son peuple. Le texte, assez court (270 lignes), débute en I. 1 par l'année 44 av J.C. plus précisément octobre 44 lors des 19 ans d'Octavien futur Auguste et au moment de la dernière phase de la guerre civile qui donne un dernier coup de grâce à la République romaine. Dès le début, Auguste tente de maintenir la fiction d'une République sauvée par lui et qui était mise en péril par ses adversaires, les "césaricides". Le sénat lui accordant l'imperium, lors des décrets du 1er janvier 43 av J.C. (chap.1.1), un sur l'adlectio parmi les questoriens et un sur le droit de donner son avis parmi les consuls ainsi que son élection en tant que consul par le peuple et triumvir avec Marc Antoine et Lépide qui est officialisé par la loi Lex Titia voté par les comices. Auguste fut consul sans interruption de 31 à 23. Le consulat revêtait alors un fonction symbolique. Il est à remarquer qu'au chapitre 5, Auguste mentionne son refus de la dictature qui lui fut conféré par le peuple romain ainsi que par le étant. Durant la seconde partie de l'année 23 av J.C. il y eu un problème de ravitaillement en  blé ce qui occasionna une famine et des troubles dans la cité. Le peuple de Rome constatant que ce fait se passa en l'absence de l'empereur dans la fonction de consulat, il obligea le sénat à donner la dictature au princeps mais ce dernier refusa cet emploi à son retour de Rome. On peut rappeler qu'un loi Antonia créée après la mort de César, interdisait d'accepter ou de donner la dictature. On voit ici Auguste toujours soucieux de respecter les lois issues du sénat. Il accepta en revanche l'annone qui est une charge de ravitaillement de la population et cela sur ses propres deniers pouvant ainsi se poser comme il le dit, en libérateur de la cité et en comme l'homme rétablissant l'ordre à Rome par un soucis du bien commun. Le chapitre 6 est du me acabit, Auguste y rappelle qu'il a refusé d'être seul curateur des lois Juliennes de 18-17 av J.C. qui l'aurait mit dans la situation d'un monarque en bon et dû forme, préférant alors se mettre en accord lors de ses interventions avec les pouvoirs des tribuns de la plèbe, démarche qu'il fit lui-même. La puissance tribunicienne devient alors ce sur quoi son pouvoir va s'affirmer car elle lui permet de réunir le sénat et les comices, lui apportant un droit de veto sur les décisions prises par ces institutions, tout en obtenant l'imperium proconsulaire supérieur à celui des gouverneurs et l'octroie de la sacro-sainteté (chap. 10). En 19 av J.C., en recevant la puissance consulaire à vie, munit d'un imperium qu'il peut exercer à l'intérieur du pomerium de Rome ce qui est contraire justement à la tradition romaine qui veut qu'aucune force militaire ne pénètre dans Rome. 
     Dans les Res Gestae on insiste plutôt sur la sauvegarde des institutions républicaines qui en effet continuent à fonctionner sous Auguste bien qu'elles ne soient qu'une fiction d'une préservation ou restauration de la République (voir chap. 8. 1,2; chap. 9. 1 ; chap. 10. 1; chap. 11; chap.12.1). Le sénat subsiste, à toujours un rôle central tout en ayant une influence politique rognée. Auguste a en fait la main mise sur le sénat, dont il influe sur son fonctionnement en nommant lui-même des postes de gouverneurs pour réorganiser ou plutôt organiser l'empire. Ce que bien sûr, dans les Res Gestae, le princeps passe sous silence, préférant mettre en avant les charges et honneurs qui lui sont octroyés par le sénat lui-même. Au chapitre 8. 1,2, Auguste rappelle sa révision de la liste des sénateurs, la Lectio senatus, par la suite les sénateurs lui accordent le titre de princeps senatus. Les sénateurs rayés de la liste étaient ceux qui avaient été nommés par les triumvirs, possiblement hostiles à Auguste ou ne remplissant pas toutes les conditions pour pouvoir siéger au sénat. Le cursus honorum lui-même est au fur et à mesure sous la houlette de l'empereur qui peut coopter certains candidats à la magistrature bien que les élections soient toujours le principe électif principal pour cette investiture. Le chapitre 7. 1, où Auguste se présente comme le refondateur de la République et prince du sénat tout en passant sous silence la caractère spécifique de cet honneur car non seulement Auguste se place alors comme "Premier des citoyens" et premier des sénateurs ayant donc atteint les honneurs les plus élevés, qui a prééminence sur le sénat et qui est donc celui qui dirige la politique romaine. Il y a donc accumulation des pouvoirs par une seule personne. le culte qui lui est conféré de son vivant marque aussi un détachement par rapport aux rites républicains (chap. 10. 1) le nom d'Auguste inclus dans l'hymne salien, son surnom d'Augustus, ainsi que la célébration de son genius par le sénat qui en 12 av J.C. décide de l'unir au culte des Lares. La paix du règne du princeps est aussi mise en avant et donne l'occasion à Auguste de se poser comme un pacificateur, ayant rétablit la paix après les guerres civiles et établissant la concorde entre les citoyens au sein de la cité. Idéologie du pouvoir de l'empereur sensé initier l'idée que le princeps et le principat garantissent la paix et donc rendent légitime la forme spécifique de gouvernance qu'elle requière. Au chapitre 13, Auguste fait mention que sous on règne les portes du temple de Janus, signifiant que la cité est en paix, ont été fermées à trois reprises, en 29, 25 et 10 av J.C., ce qui n'avait été effectué qu'à deux reprises avant lui dans l'histoire romaine. Autre fait marquant est la ara Pacis Augustae romaine, monument devenu un culte construit à partir de 13 av J.C. sur le champ de Mars, sous l'initiative du sénat pour symboliser le retour de l'empereur le 4 juillet d'un voyage de trois ans en Occident, et qui est dédié le 30 janvier av J.C. qui est le jour anniversaire de Livie. Il faut bien avoir à l'esprit que la "paix" est surtout dans l'Urbs et non dans l'empire romain marqué par différentes conquêtes plus ou moins faciles comme par exemple le désastre de Varus en 9 apr. J.C. mais elles sont le plus souvent victorieuses et qu'Auguste magnifie tout comme le traitement accordé aux vétérans de terres après leurs service dans l'armée ou encore ses dépenses en blé en direction de la plèbe frumentaire ou de rétributions des soldats, différentes constructions ou restaurations de monuments comme la Curie ou le Chacidium, le temple d'Apollon, celui de Jules César son père adoptif, etc. On y a vu un ordre chronologique des distributions mais aussi un ordre en importances de rang (Weber 1936, Kobbe 1939) entre plèbe urbaine et romaine et colonies de vétérans et citoyens romains, avec en dernier la plèbe frumentaire. 
     On peut constater aussi la mise en lumière de la part des rédacteurs et du princeps de l'effort fourni par celui-ci dans la restauration et construction de lieux culturels et cultuels ou simplement d'infrastructures de la ville. Ainsi au chapitre 20. 1. le Capitole et le théâtre de Pompée sont restaurés, de même que le théâtre d'Apollon, des aqueducs, achèvement du Forum Julium ou encore une basilique ou plus ambitieusement la restauration en 28 av. J.C. de quatre-vingt-deux temples cultuels. L'énumération des jeux offerts par le princeps constitue aussi une manière de montrer l'étendue de ses libéralités, d'une continuité avec certaines traditions républicaines comme les jeux séculaires dont ceux de 17 av. J.C. avaient été appelés les cinquièmes car ces jeux étaient célébrés tous les 110 ans. Il est intéressant de voir qu'Auguste organisa aussi le 12 mai av. J.C. une naumachie qui devait reconstituer la bataille de Salamine entre Athéniens et Perses et qui était une dédicace au temple de Mars Ultor. Le chapitre 34 est décisif dans la légitimisation du principat et de la justification des actes de son règne et la mise en place d'un pouvoir absolutiste voulu par le peuple et le sénat et qui doit être regardé comme la seule manière de pouvoir mettre un terme aux guerres civiles. C'est aussi l'avenir qui est préparé derrière par là même occasion. Avenir dynastique des Julio-Claudii sur le trône de l'empire et dont Tibère est le plus proche, au soir de la vie du princeps, d'y être intronisé. Auguste parle de "pouvoir absolu" qui a été passé à" la libre décision du sénat et du peuple romain", il se place donc dans la volonté du peuple et des institutions, il est donc foncièrement légitime et ne être remit en question sur la place qu'il a occupé dans la vie politique romaine. Lorsqu'il rappelle par cette phrase "Dès cet instant, je l'ai emporté sur tous en autorité, mais je n'ai jamais eu de pouvoir légal supérieur à celui de chacun des autres magistrats, mes collègues.", Scheid dans son commentaire du paragraphe saisit bien que d'un point du vue formellement institutionnelle, Auguste n'occupe pas une place plus importante que les autres (Agrippa ou Tibère) dans la magistrature ou de l'imperium il est était au-dessus d'eux quant au prestige que représentait sa personne. Jusqu'au bout Auguste à suivit si l'on peut dire les recommandations du De officiis de Cicéron ouvrage concernant le bon exercice du pouvoir et dans lequel la tyrannie était formellement proscrit, privilégiant avant tout une politique centrée principalement sur le gouvernement et l'administration des entreprises civiles plutôt que sur ceux concernant le militaire (Testard). Auguste a été, on en doute plus aujourd'hui, influencé par les prescriptions de cet ouvrage qui a sûrement aidé à conceptualiser le genre de régime que l'on nomme le Principat.

J. Scheid, Res Gestae Diui Augusti. Hauts Faits du Divin Auguste, Paris, Les Belles Lettres 2007, 560 p., 49,70 euros

Henri Pichette, Dents de lait dents de loup (1962)

Henri Pichette (1924-2000), qui es-tu? Où te caches-tu à présent? Dans quelles têtes vis-tu? Pour moi, dans mon inculture crasse, tu fus, par le titre de ce recueil, une chanson assez enfantine de Gainsbourg interprétée en compagnie de France Gall dans une émission de variété des années soixante. Recueil en deux parties, Dents de lait  de 1942 à 1944 et Dents de loup de 1947 à 1958. Deux parties vous l'aurez compris décisives dans le court d'une existence, l'une est l'éveil à la poésie, à la création littéraire, l'autre à la maîtrise de son art à l'arrivée dans sa maturité. Dents de lait ou chantier de la révolte juvénile, chant du rêve, de l'idéal et du combat, de l'année encore fraîche des joues, plus fraîche encore par certains hivers qui n'avaient pas assez de bois, ni de couleurs vives et chaudes dans les cœurs. 1942, si jeune encore, le fusil collé aux hanches, perdu dans le danger qui vous engouffre, qui fige la mémoire d'une vie. Dents de lait aussi au milieu des hommes, de la guerre des hommes, drôle d'étape pour grandir, en grandissant d'un bon, comme par magie. Sans cesser de rêver pourtant. On écrit alors pour trouver ou ne pas perdre le monde du rêve, l'infuser en nous peut-être pour une dernière fois en sentant le fugacité de l'être. On est si soucieux dans ces moments là d’écrire. Pichette fut zazou, habillé sûrement d'une veste en tweed à carreaux, cheveux longs, parapluie à la main, les manches trop longues, faisant swinger la nuit entre la lumière et l'ombre des étoiles. Et puis ça débute à Marseille; 1942 toujours, par le poème "Tu voyageras", évocation de la promesse de l'avenir et d'un pressentiment de ses aridités. Poème qui inscrit un "tu connaîtras un enfer doux", cet enfer du bon vouloir ou désir de l'autre. Dans le recueil, il y a les illustrations de Roger Mandel, entre Braque et Picasso, où s'efforce de paraître la pente précise de la rêverie des poèmes. Rêveries d'enfants encore qui veut quitter la lourdeur de l'être et "Arrivé face au soleil" (évasion) se trouver nu face à ce soleil qui nous projette son regard, qui nous expose en plein champ. La lourdeur nous cache, le manque de poids du corps sûrement après la mort, les cendres qui voltigent, montant vers le nuages. Le style de Pichette est multiple, texte en prose, en vers rimés, en vers livres, en argot etc. poèmes d'une phrase comme Flaque "Telle de peu de surface est profonde comme une poésie d'Asie; on y voit, mirée, toute l'argenterie de la lune." 1944. Pichette fut F.F.I. à Marseille après avoir déserté les Chantiers de jeunesse, il connut l'armée, les armes, la mitraille. Et avec toujours cette nudité qui fait "peur", dans "Septembre" c'est tout le théâtre de la mort, du fusil éteignant la lumière d'une existence, dents de lait face à "l'argile où se mouvait le ruban de l'orvet", face à la biche qui "ne sait pas mourir comme le jour" (Septembre). Le style de Pichette est évocateur, capte par une image toute la fragilité des actes humains, l'absurdité des conséquences, le sentiment qu'évoque une sensation, une signification, la recherche de la protection face au trop plein de nu, de solitude, d'exposition. La seconde partie du recueil, Dents de loup, s’échelonne donc de 1947 à 1958. Là le rêve se fait plus fournit, élargissant le champ d'un monde particulier qui fait par là même un vocabulaire spécifique, une liberté orthographique qui se retrouvera dans les autres œuvres de Pichette. Liberté avec le masculin/féminin, vocabulaire de l'enracinement, du territoire, encore faudrait-il lire son recueil Les ditelis du rougegorge, chercheur du langage, Pichette inspecte, renouvelle, s'approprie une forme du parlé. Mais les dents de loup ne sont pas ceux d'une créature en prédation, ou du vieux briscard qui aurait acquit mauvaise tournure. Ce sont les dents d'un loup dont la sensibilité, qui appelle le monde au près de lui, pour trouver une trace de lumière d'étoile qui lui indiquerait la route de sa véritable maison. Errant sur terre, se voyant marcher à toute route, contant le mouvement ténébreux du monde "Quant à ici - Pigalle! Gay Paris! - ô Ville-Lumière! tes gens qui passent appartiennent à quelque race grise, et moi, dont la muse est une va-nu-pieds, je vois en filigrane dans la lune d'un billet de banque la face de la Mort-qui-rit-de-toutes-ses-dents." (Le jour et la nuit). Sombres alors dents de loup? Peine perdu pour savoir qu'il est, il se change inlassablement comme sa langue, son phrasé, sa rime éclatée, chercheuse, travailleuse comme la terre, et pourtant si docile au maître qui la fortifie et la berce à chaque page. Il bouge le poète; la douleur elle, motive, fait vivre, espérée même, sa douleur et celle des autres peut-être. Pichette pour nous et ailleurs, pour le XXIe et le XVIe siècle. Volonté de savoir, poète toujours À la recherche de l'écho, de lui-même, dans le questionnement d'autrui. Mais autrui reste un mystère et parfois même une Attaque, poème du suicide et de la violence, de l'injustice, de l'amour incarcéré où tout se joue entre la perte de la jeunesse et la mort et qui font chez Pichette symbiose. "Il gèle dans mon cœur./Il cendre au front de ma jeunesse./Ossuaire... suaire... suaire... suaire......" (Attaque). Ses Dents de loup, Pichette les constates et les médites dans un langage sensible et foisonnant; moderne verbe, étincelant, giclant, mais verbe trouvé et retrouvé dans dans le poumon de la langue déjà venue. La langue de France, la douce langue natale.

Henri PICHETTE, Dents de lait Dents de loup, Gallimard, Paris, 1962, 96 p., 10,15 euros

En guise d'une certaine conclusion, voici la vidéo de Gainsbourg et Gall interprétant la chanson Dents de lait dents de loup :