jeudi 23 avril 2015

Julien Benda, Précision (1930-1937)

Parcourant les berges de seine je suis tombé sur ce livre intitulé Précision de Julien Benda pour une somme très abordable et dans une édition de 1937. Ce livre est recueil d'articles que Julien Benda publia entre 1930 et 1937 dans divers journaux et revues de l'époque comme par exemple la N. R. F., Les Nouvelles Littéraires, Le Temps, etc. Ce petit ouvrage nous plonge dans le climat idéologique, culturel et intellectuel de l'entre deux guerres. Le but de Benda dans cette série d'articles était de défendre sa position de clerc en continuité  de son livre La trahison des clercs (1927), pamphlet contre l'intelligentia de son époque qui aspirait à l'engagement politique en opposition justement avec les idées de Benda pour qui le clerc, l'intellectuel, se doit de garder un certain retrait du monde et de ne s'adonner qu'à l'a recherche de la vérité, des valeurs qu il juge éternelles comme la justice, la raison, le beau, le vrai.

Le moins que l'on puisse dire est que Benda fait l'effet d'être un homme intemporel, hors de son époque et garant d'une tradition socratique qui, par son ascétisme, sa droiture morale et intellectuelle, perpétue cette image solennelle et surement nécessaire en certaines périodes de l'homme de la raison  universelle qu'aucune faction ne peut corrompre ou un quelconque intérêt personnel. Il va s'en dire que cet idéalisme ne va pas sans quelque inconvénient d'ordre purement pratique et naturel. L'intellectuel ne doit pas s'occuper des affaires pratiques de la politique, il ne doit même pas s'occuper de la nature du comportement humain dans la res publica et en cela se placer délibérément au-dessus de celle-ci comme il dit lui même au chapitre Le clerc et la politique. Mais le propre de l'intellectuel est justement de s’élever de ce qui est naturel (p.29). L'intellectuel doit être dans la cité, en être une composante, sans en épouser sa nature, la nature de ce qui compose la major partie de la cite, le peuple. Alors que l'intellectuel devrait plutôt chercher à comprendre la nature de ce qui compose la cité pour mieux l'aider en retour, l’éclairer, la guider en quelque sorte à atteindre ce qu'il juge la seule bonne civilisation. Cette posture de retrait, de tour d'ivoire, organise et désorganise, elle institut des absolus qui paraissant juste en idée mais qui la plupart du temps mises en pratique sont dévoyées par le politique, les oligarchies, les ambitions personnelles. L'intellectuel ne doit donc pas se salir les mains dans l’arène politique car lui il vise son idéal, cette esthétique qu'il veut rendre réalité mais sans lui même intervenir dans le monde pour cela. Comme l'aurait dit Wittgenstein, Benda n'est pas très business-like. Son dénigrement du réel n'est il pas préjudiciable au bout du compte a la bonne mise à disposition de son idéal de société dans le fonctionnement effectif de la cité?

Je trouve Benda très juste sur certains points comme par exemple le rôle et la définition de la science et de la vérité scientifique, la distinction entre morale humaine et éthique scientifique, le particularisme de l'homme de lettres français, le prestige qui lui est accordé en France. On peut lui reprocher un idéalisme qu'il conviendrait de nuancer, une conception de l'Esprit un peu trop complaisante aux théories abstraites, à la pensée pure sans voir que l'esprit humain garde toute sa noblesse dans la technique, l'ingénierie ou la pratique sans hiérarchie de valeur qui ne peut conduire qu'à une méprise sur la véritable nature de la grandeur humaine. Et en cela, le chapitre intitule Humanisme et communisme est a lui seul tout le symbole des conceptions cléricales de Benda. Chez Benda, le corps ne pense pas, il est même ce qui empêche de penser ou tout du moins de bien penser, d'être véritablement en contact avec l'intellect pur. Il est un classique perdu dans une modernité qui cherche à employer l'homme dans son activité sociale et économique, il est un Socrate, un Malebranche, et se définit que dans la recherche pure et désintéressée de la Vérité universelle. Mais mise à part ça, Benda pense bien, il sait classer, différencier, comprendre, ajuster la bonne proportion des idées aux objets et avancer une juste rationalité qui sait observer la nature humaine dans ses principes directeurs, et le respect du au bon sens. Il fustige l'aliénation du travail manuel glorifié par le communisme et un certain Paul Nizan... Il veut éviter l'emprise de la société sur l'homme, il convoite cette liberté d'être propre au véritable humanisme.  Il combat avec clairvoyance certaines idées à juste titre erronées du communisme, les nouvelles idéologies de son époque, les frissons nouveaux qui peuvent jeter de la poudre aux yeux des esprits les plus enclins par leurs faiblesses à succomber sans aucun sens critique, sans aucun recule aux sirènes de l’époque. Benda est clerc parce qu il est esthète, parce qu'il est un classique et, bien que de gauche, un homme de la tradition. Il faut considérer aussi sa distinction entre culture et intelligence, entre le style littéraire ou le beau langage et celui de la précision et de la vérité philosophique qui sont remarquables de discernement.

Il est encore bon pour nous de le lire et de profiter de certaines de ses vues, de les prendre comme des gardes fous contre toute nouvelle théorie séduisante. Son style est clair et bien travaillé, alliant force de conviction et prose classique.     

Extraits :

... On m'assène alors que les plus grands intellectuels, un Aristote, un Spinoza, un Kant, se sont éminemment occupés de politique. C'est là un pur jeu de mots. Quel rapport y a-t-il entre vivre dans la bataille politique, lutter de tout son être et par tous les moyens pour renverser tel ministère politique dans le mode purement spéculatif et hors de toute poursuite d'un résultat immédiat? C'est à peu près comme si on identifiait les champions de boxe aux hommes qui, dans leur cabinet, écrivent sur l'activité musculaire. p. 19

La protestation de l'intellectuel, s'il sait l'associer à un large mouvement humain, se faire l'expression de ce mouvement, ne laisse pas d'ébranler l'homme d'État, qui ne réalisera pas toute l’idéalité qu'on lui demande et dont le réel est, en effet, incapable, mais sera peut-être bien contraint d'en réaliser une partie. L'histoire est faite des lambeaux de justice que l'intellectuel a ainsi arrachés au politique : hier les droits de l'homme, peut-être demain le droit des nations. p. 29

Quant aux gens de lettres que je mets ici en cause, je crois qu'ils me répondraient, s'ils allaient jusqu'au fond d'eux-mêmes (et d'ailleurs quelques-uns l'ont déclaré pour eux) : «Nous n'avons pas à être des logiciens, même quand nous affectons de l’être ; nous n'avons pas à respecter la vérité, pas même la droiture de l'esprit ; nous avons à avoir du talent.» Et, en effet ils pourraient assez bien démontrer que le talent littéraire – un certain talent littéraire – est essentiellement incompatible avec la droiture de l'esprit. Toutefois, cette démonstration, qui demanderait d'assez plates qualités de raisonnement, n'est pas à attendre d'eux. Je la tenterai quelque jour. p. 73

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