vendredi 29 juillet 2016
Memento
Et quomodo possum habere conscientia pulchritudinem si non imago? Il n'y a pas de signe de la beauté. C'est une faculté.
Novalis, Études fichtéennes, fragment 53
Novalis, Études fichtéennes, "53. Le moi absolu peut aussi être nommé/moi absolument synthétique [140] C'est la synthèse du moi, dans la mesure où ce n'est pas vraiment une synthèse - elle doit pourtant être ainsi nommée pour les besoins du moi analytique, parce que l'analyse, en tant qu'elle est analyse, ne peut s'opposer qu'à la synthèse./Cette synthèse est une sphère absolue sans limite - toutes les autres synthèses sont des sphères relatives, c'est-à-dire sphère et limite en même temps. Elle contient la possibilité de la limite en général, dans le moi analytique. Le moi analytique en général accomplit (erfüllt) le moi synthétique. Le dernier est la sphère de l'analytique - [à la fois] son un et [son] tout. Le moi synthétique est la substance nécessaire - l'analytique est [la substance] possible et réelle - le premier en relation à celui-là, le dernier en relation à soi." (Novalis, Les années d'apprentissage : études fichtéennes (1795-96), Septentrion, p.72) Le moi absolu en tant que purement synthétique mais sans l'être réellement (double identité?) est là un mot donc un signe, une sémiotique pour poser le moi analytique. Le moi absolu est alors un cadre où se rend possible toute position possible d'une chose. Par élimination et appropriation le moi analytique produit donc la synthéticité pour l'engendrement du moi synthétique. Celui-ci englobe donc le moi analytique, qui lui est pour lui-même l'acte analytique. Il faudrait que le moi absolu synthétiquement se rende réellement synthétique pour soi, immanent, donc thétique du Soi absolu. D'ailleurs le fragment ajoute que "Le moi véritablement synthétique doit en fait s'appeler tout simplement moi/Le prédicat synthétique le contredit - c'est un ajout du moi représentant, analytique. Le moi analytique devient la sphère du synthétique. Le moi synthétique, tel que nous l'entendons maintenant, est un produit du moi analytique." Ce moi doit être la thèse absolue de toute possibilité du moi analytique. "Donc/Le moi analytique est fondé par le moi et consiste en une position de son soi par une opposition." L'acte réal doit être l'opposition. "Il se pose pour soi en ce qu'il pose une image de ce qui le fonde (von seinem Begründenden) et reproduit ainsi l'acte de son fondement." Le moi analytique reproduit purement une image, car la Soi absolu doit être une image pure, il virtualise la thèse dans la production de soi dans le réal de l'acte pulsionnel.
jeudi 21 juillet 2016
Édition et sédition, l’univers de la littérature clandestine au XVIIIe siècle, Robert Darnton
Spécialiste du XVIIIe siècle français, l’historien américain Robert Darnton, avec son essai Édition et sédition, nous plonge au cœur du monde de la littérature interdite à l’aube de la révolution française où l’on voit s’opérer l’émergence de l’opinion publique et du lecteur critique exerçant sa libre pensée.
La recherche de Darnton
Publié en 1991, ce livre, par son approche méthodologique et les talents de son auteur, n’a pas pris une ride et constitue toujours un ouvrage important pour l’étude du milieu culturel et littéraire de la fin du XVIIIe siècle. Documenté, fouillé, très clair dans son approche de la problématique du licite et de l’illicite sous l’ancien régime, c’est tout l’univers de la librairie illégale, clandestine, et de ses principaux acteurs que l’on trouve devant nos yeux. S’appuyant sur le fabuleux catalogue resté encore à peu près intact de la Société Typographique de Neuchâtel (STN) qui rassemble les principaux écrits séditieux durant le règne de Louis XVI, Darnton arrive à mettre en lumière les divers rouages de l’édition et du marché littéraire, la perception qu’ont pu avoir les divers acteurs de la demande de livre et de ce qu’ils vivent dans cette expérience qui est à des lieues de celles données par nos manuels d’histoire littéraire comme le précise notre auteur.
Lecteur, éditeur, colporteur, libraire, le livre interconnecte tous les milieux sociaux et le marché littéraire qui est en pleine effervescence, due principalement à la censure royale et parlementaire. Ce marché qui constitue pour l’historien un des moteurs favorisant la propagation des nouvelles idées issues des lumières et qui entre de plein droit dans les origines idéologiques de la Révolution. Entre le livre de philosophie qui remet en cause les bien-fondés du système politique absolutiste et les livres pornographiques qui mettent à mal l’observance des bonnes mœurs et contribuent selon la morale alors de mise par les autorités ecclésiastiques à la dépravation et au délitement des structures familiales.
Des livres illicites donc des livres à succès
Sûrement le livre illicite marque la venue de nouvelles sensibilités littéraires, de nouvelles expériences qui se caractérisent par l’arrivée de nouveaux écrivains qui offrent une rupture par rapport à ce qui était alors permis de lire, que l’on se devait de connaître, d’apprendre. On aperçoit à cette époque l’émergence du lectorat du genre littéraire, que ce soit pour le roman galant, la nouvelle philosophie athée, le pamphlet, le canard, le fantastique, etc. Le dernier chapitre du livre intitulé Livres à succès et Révolution nous donne une belle interrogation et un champ d’investigation à défricher ne serait-ce qu’à regarder les trois meilleures ventes de livres prohibés que sont Thérèse philosophe (1748) attribué à Jean-Baptiste de Boyer, L’An 2440(1771) de Louis-Sébastien Mercier, et les Anecdotes sur Mme la comtesse Du Barry (1775) de Mathieu-François Pidansat de Mairobert. Dans cette richesse de thèmes et de genres de la littérature clandestine où tout se confond, s’entremêle, se fusionne quels sont les ressorts profonds et synthétiques qui ont pu donner lieu aux origines intellectuelles de la Révolution ? Et donc, quelle est la pratique du livre par le lecteur de cette époque en ébullition ?
Darnton nous offre enfin dans ses annexes les ouvrages les plus commandés lors de cette période, comme le Système de la nature du Baron d’Holbach, De l’Esprit d’Helvétius, le roman d’anticipation L’An 2440 de Mercier ou encore les Œuvres de Rousseau, La vie voluptueuse entre les capucins et les nonnes d’un anonyme ou bien sûr le graveleux et célèbre Thérèse philosophe. On peut aussi avoir accès au catalogue clandestin de la STN de livres dits « philosophiques » publié sous forme de manuscrit durant l’année 1775 et diffusé auprès des clients dans la plus stricte confidentialité où les livres libertins côtoient Hobbes ou La Mettrie.
Sérieux et rigoureux, bien écrit, romancé un peu, parfois à la manière d’historiettes retraçant les péripéties de petits libraires ou colporteurs, Édition et sédition se révèle un livre passionnant pour tous les amoureux de l’histoire de la littérature et de l’histoire tout court.
Édition et sédition, l’univers de la littérature clandestine au XVIIIe siècle
Édition Gallimard
Collection essais
ISBN : 2-07-072212-0
Édition Gallimard
Collection essais
ISBN : 2-07-072212-0
Toute personne qui tombe a des ailes (Poèmes 1942-1967) de Ingeborg Bachmann
En 2015, la collection Poésie/Gallimard a fait paraître pour la première fois en France dans une édition bilingue allemand/français les poèmes de la poétesse autrichienne Ingeborg Bachmann qui s’échelonnent de ses 16 ans en 1942 à 1967, arrivée à la maturité de son art.
Cette anthologie a donc été pour moi une sorte d’initiation à l’œuvre de Bachmann et l’occasion de connaître un acteur majeur de la littérature germanophone de l’après guerre aux côtés d’autres grands noms tels que Paul Celan, Thomas Bernhard et autre Gunter Grass.
Une poétesse aux multiples visages
« Pont Mirabeau… Waterloobridge…/Comment les noms supportent-ils/de porter les sans-noms? » III, Les ponts ( p. 177 )
Écrivain protéiforme, ayant touché à la poésie, au théâtre, à la nouvelle, au roman, essais et autres pièces radiophoniques, Bachmann semble rechercher une expression qui ferait sortir la poésie des sentiers battus — il n’y a qu’à lire son roman opéra intitulé Malina — en créant ou en recréant sans cesse par l’intermédiaire d’œuvres d’auteurs qu’elle admire comme Goethe, Dostoïevski, Celan, etc. On aperçoit au début du livre une attention à la tradition lyrique, à ce que l’on nomme dans le monde germanophone, la Naturlyrik, dont elle se détachera petit à petit de manière subversive comme se détachant d’une part d’elle-même pour explorer d’autres contrées.
On assiste alors dans cette anthologie à une recherche de soi. Les poèmes dégagent au travers de leurs formes variées et éclatées, une quête de ce « moi » pour tenter de le cerner, de l’approfondir, bien qu’il soit toujours ailleurs, toujours renouvelé par la création poétique. Son écriture oscille entre ombre et lumière, angoisse et espoir, amour et absence d’amour et où poésie et amour constituent un ligament pour relier les contraires et faire advenir cette lumière de soi et de l’autre pour conjurer les ténèbres. Le poème Paris, en référence à son séjour dans la capitale lors de sa liaison avec Celan en est un bel exemple.
Le style d’un nouveau langage
Bachmann parlait d’un « moi sans garantie », véritable représentation du monde dans lequel nous évoluons, sans point d’appui, relatif, mouvant et opaque. Ce constat est le départ d’une quête du langage devant aboutir au but de l’existence du poète. Il est en cela très intéressant de voir l’influence exercée par certains philosophes de la première moitié du XXe siècle ayant travaillé sur le langage comme Wittgenstein ou Carnap du Cercle de Vienne et qui l’amènent à une véritable réflexion sur le langage.
Bachmann cherche à fissurer ce qu’elle voit dans notre expression comme un formatage du langage voire même une idéologie dans le langage inculquée par la société. Son style est alors le reflet d’une volonté de transgresser une vision du réel advenue par l’utilisation d’un langage sclérosé ( « Arbre je fus un jour et attaché/puis oiseau m’échappai, libre comme l’air, » p. 111 ) ou en encore dans son Invocation de la Grande Ourse ( « Mais parler de frontières, c’est ce que nous voulons,/même si des frontières traversent chaque mot :/le mal du pays nous le fera franchir,/alors, avec chaque lieu serons à l’unisson » p. 261 ) pour amener une langue nouvelle qui modifiera le monde. Bien sûr la traduction française ne percera pas toute la profondeur du langage allemand et toute la richesse d’évocation de la prose de Bachmann.
On ne peut qu’être séduit par cette femme qui cherche à réinventer le monde, son monde, par la force d’un style imagé, vivant, et déchiré.
Toute personne qui tombe a des ailes (Poèmes 1942-1967)
Gallimard éditions
Collection Poésie/Gallimard
ISBN: 978-2-07-044928-6
Gallimard éditions
Collection Poésie/Gallimard
ISBN: 978-2-07-044928-6
Les Clameurs de la Ronde, Arthur Yasmine, 2015
Arthur Yasmine est un poète né au début des années 90 à Paris. Il entretient avec la poésie un lien passionné sous fond de rupture et de réconciliation. C’est en marchant à contre courant des diktats du système professionnel et moderne et, comme l’indique la quatrième de couverture, après une « rupture », qu’il prit conscience de sa vocation entre 2011 et 2013, conséquence de la nature de l’être du véritable poète.
Les Clameurs de la Ronde (2015), premier essai d’un jeune homme qui mérite toute notre attention, livre hétéroclite, pressé, morcelé, retrace sept années d’écriture où différents styles se succèdent et caractérisent l’affermissement d’une personnalité en train d’éclore. Poète de l’éclair et éclaireur par là même sur un symptôme de notre époque dont l’Avis au lecteur ne laisse guère d’ambiguïté. « – Pour quel éclair, hein? » (p. 9) et plus loin « Écrire à nouveau. Vivre encore. — Être poète. — Pour tout ça. » (ibid.)
Une écriture à l’encre de feu
L’éclair est facteur d’ignition, d’éblouissement, ainsi que paradoxalement, d’éclairage. Éclairage qui permet de combattre cette possible mort de la Poésie par l’éclair, poésie qui doit renaître par l’acte poétique, l’acte qui est tout feu, renaître ainsi de ses cendres. L’Invocation à la Jeune Morte (p. 13) est déjà marquée par cette volonté d’extirper par le souffle poétique la jeune et éternelle poésie à la vacuité de notre condition et de nos considérations d’hommes modernes, et revivifier l’accent dionysiaque du dramatique par la vie, l’amour, la joie, la danse, la mélancolie, l’acte créateur. On sent là tout le goût de l’antique, l’attention à la forme, au genre fragmentaire, rhapsodie, élégie, lettre, sonnet, alternance prose et vers, etc. C’est aussi un chant d’invocations, un appel à la manifestation, aux hommages rendus aux divinités (Mercure, Séléné). Il y a une certaine audace à refaire la naissance d’Aphrodite, qui prend vie par le poème, par le pneuma qui est souffle de vie, action première de la naissance du monde. « Surgie des spirales, par la panique du sperme/Et du sang, par la détresse du Ciel au sexe/Sectionné, la Déesse jaillit du poème » (Ciel et temps, p. 68).
« Ressusciter » la poésie c’est aussi signifier la résidence en une autre patrie, un autre monde, le seul et véritable monde, idéal dont toute vérité est liée à la sensation vertigineuse du vivre, de l’exaltation, de l’émerveillement du vivant. Ce grisement d’être, éternelle interrogation, éternel mystère qui se cache lorsque nous voulons l’inspecter et qui pourtant se dévoile dans l’émotion, l’effusion, le dire toujours brûlant du poète. Et il y a ces termes, « giration », « spirale », « tournoyait », « chaos supérieur » (Les disputes avec Zoé) ou encore ce « Nœud d’arabesques » (Sonnet pour une bonne nuit, p. 36), l’amour, le rêve, sont aussi des sortes de chaos, de fugacités, des fièvres, étreintes de corps, étreintes aussi du poète avec l’imaginaire. Mais de là peut jaillir la beauté classique, sculptée, figée de l’objet aimé « Toute une mémoire pour tes reins creusés par la sueur, pour nos corps dansant l’un contre l’autre, pour tes lèvres, pour ta langue vulgaire, pour ton charme de statue, pour la garce, pour la grâce. Toute une mémoire pour toi qui t’agaces et moi qui compte depuis le début… Combien de sculptures peut-on dédier à ton visage éperdu? » (E., p. 46)
Résurgence de la fonction du poète
Pour Arthur Yasmine, la poésie c’est la lumière, ce qui est « solaire ». Le poète est celui qui se donne au soleil, au feu, au sang bouillant, qui va du bas vers le haut, pour réveiller le sommeil des Muses (Adieux aux Muses), ce sommeil moderne toujours se repaissant de son obscurité. La Lettre sur l’animalité (p. 38) est très intéressante car elle nous offre les considérations du poète sur son monde, sur sa génération qu’il n’épargne pas, avec des accents quelque peu moralistes, pointant au passage l’esprit de masse, le culte du matérialisme et l’hypersexualisation des relations interpersonnelles basées sur la consommation de l’autre, sur l’intérêt le plus prosaïque et égocentré. En d’autres termes, l’aliénation à laquelle notre société, promouvant le leitmotiv du a good time et de l’amollissement des forces les plus salutaires de l’être, peut nous entraîner. Les faux semblants, les postures de pseudo-créateurs, autre maladie de notre époque, sont aussi fustigés et à juste titre. « Ils se disent artiste parce qu’ils boivent, parce qu’ils touchent un peu de drogue, parce qu’ils sont pessimistes… C’est juste pour se donner de la valeur… Ils se disent artistes parce qu’ils ont un peu de culture… Leurs références, c’est quoi ? Jamais au-delà du XIXe … » (p. 39)
À travers le poète maudit, marginalisé par choix et par conséquence, se trouve celui qui a conscience de faire partie d’une caste particulière et ancestrale, faite de frères en esprit et en malheur, travaillant à côté de leur époque à ouvrir et découvrir les trésors profonds de l’être. Le style est là, toujours exalté, un peu trop parfois, mais on sent toute une blessure qui est d’ordre esthétique et éthique, qui se met à jour, nue, comme pour mieux signifier, séparer, différencier, hiérarchiser, ce monde et un autre. Arthur Yasmine nous rappelle au devoir du poète non pas tellement par l’explication du « dire » mais par ce que montre ce « dire », brut et poignant, travaillé et éclaté, vivant et allant vers l’inconnu, celui de l’écriture et de soi, et cela avec un certain brillant. Le fameux Message aux éditeurs de poésie française (p. 77) est une sorte de manifeste à la fonction du poète et de son chant, celui qui va dans le suc de la vie au travers de toutes ses expériences. Et, comme il nous l’indique dans ce Message, ses deux pièces à la fin du recueil intitulées « Les Adieux » donnent le départ d’un renouveau de soi et de la poésie par une forme antique qu’est la rhapsodie, pour ainsi renouer avec l’élan dionysiaque du tragique. « Mettre en œuvre le rapiècement tragique de quelque unité, en un temps où le désœuvrement est général, en un temps où l’on peut se trouver en proie au plus noir des morcellements, voilà ce que font mes rhapsodies. » (p. 78)
Bref, comme le voyait Schopenhauer, la réaction contre le « progrès »comme marqueur du progrès humain, ce livre en est une illustration. C’est encore jeune, inachevé, mais prometteur. L’auteur accomplira plus tard l’entier mouvement harmonique de la lyre. Il reste une œuvre à faire et un monde à réaliser. C’est le travail d’une minorité de forçats du beau mais qui ne doivent pas l’effectuer chacun dans son coin. Il faut plusieurs éclairs, répartis en des localités différentes mais se répondant, pour provoquer un orage.
Les Clameurs de la Ronde
Arthur Yasmine
Carnet d’Art éditions
ISBN : 979-10-93001-02-9
http://www.arthuryasmine.com
Arthur Yasmine
Carnet d’Art éditions
ISBN : 979-10-93001-02-9
http://www.arthuryasmine.com
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