lundi 25 janvier 2016

Claude Esteban, Morceaux de ciel, presque rien, 2001

Claude Esteban, (1935-2006)

Ne crie pas, non, ne/crie pas, si tu cries, quelque chose/va mourir, peut-être un arbre ou le souvenir du soleil/un après-midi d'été sur une pierre et ta main, juste au bord/se réchauffant, si tu cries, c'est un insecte en moins/dans l'herbe jaune, la peur qui s'insinue partout, le cri/comme un poignard, forçant la gorge.》p. 101.

  


Le titre du recueil dit déjà presque toutMorceaux de ciel, presque rien . Cette réduction, cette miniaturisation de l'espace vécu, des éléments, des personnes, inoculant au lecteur le sentiment d'une course à la vie qui se perd ou qui serait déjà perdue d'avance, invariablement rattrapée par la mort, le néant, la disparition, l'effroi de cet instant tout peut faire basculer, sombrer dans l'abîme. Cet abîme qui renferme l'espace éternel des songes des hommes, des peuples. Entre le cri, le délire et l'attente des êtres dans le court de la vie, il y a cette attention à la durée déjà trop longue, trop absurde, de nous-même, où tout s'éternise. Ou alors est-ce l'impatience du poète qui fait molester le monde pour une soif de disparition, pour le désir d'un éclat qui n'arrive pas à venir. Peut-être l'influence d'un Edward Hopper, de sa peinture stylisée qui veut franchir une frontière du paraître où se mêle le connu et l'inconnu, la terre et l'abîme. L'insondable étrangeté de ce qui est là, devant nous, senti par nous, sans que nous arrivions à le saisir très exactement par le signe. Et ceci se couple avec une poétique de la spatialité, du visuel, d'une attraction au regard, à la découpure, la césure où la voix devrait s'affirmer et chanter cette《 partition orchestrale》. Le chant et le sentiment qu'il doit s'en dégager arriverait peut-être à rendre raison de cet inconnu du représentable, de cette harmonie entre le dit et la sensation, la musique et le pictural. Où le souffle, ce pneuma de l'âme, infuserait vie à toute chose disparue, rassemblerait, convoquerait le mort car ne l'étant pas vraiment grâce à la voix, au souffle humain, voir divin.



Ce qui est donc frappant à la première lecture du recueil c'est cette fragilité de l'auteur face à ce mouvant des choses, des événements de la vie. La fragilité de l'être, de tout être, dont les existences les plus fébriles peuvent mourir par le cri d'une femme. Il y a cette vacuité pascalienne de notre condition, du gouffre qui peut s'ouvrir par la plus petite goutte d'eau, par une vapeur soudaine. 《 On est petits, disais-tu, si petits que la mort va nous oublier. 》p. 20. Même le sol de la terre n'échappe pas à cette fébrilité, à ce sentiment de la fugacité d'être, 《 Dis-moi l'aveugle, sens-tu comme le sol sous nos pas est fragile 》p. 22. Les dieux n'offrent pas une plus grande solidité, ils sont réduits eux aussi, sûrement à la mesure de l'homme, et toute hiérarchie s'annule, le sens s'annule, l'idée même du terme 《dieux》pour définir ces êtres est à revoir. 《 et c'est comme si dans le soir des dieux naissaient/mais si petits que les oiseaux les picorent comme des graines. 》p. 54. Et les traces les plus infimes des êtres, paradoxalement,  sont ce qui perdure le plus, comme l'âme se dispersant après la mort, errant dans l'espace terrestre et se répandant comme un pollen sur les fleurs et que tout à chacun pourrait humer, 《 et qu'un jour quelqu'un sache que nous avons vécu/en respirant une fleur quelconque. 》p. 57. Le poète sent la menace sur la permanence, et sa poésie est une volonté de retranscrire cette sorte de possibilité essentielle que tout peut être autre qu'il n'est, que rien n'est acquit, ordonner, statufié pour accomplir une nécessité éternelle. Rien n'est assuré dans la vie d'un homme et il se pourrait bien que chacun de nous doive se préparer à partir du jour au lendemain pour un quelconque ailleurs, 《comme une couleur de miel, mon amour, j'ai travaillé longtemps/et voilà qu'on dit qu'il faut que je parte/ et moi je ne sais plus, j'ai les mains/qui tremblent, j'écris n'importe quoi pour tromper l'hiver. 》p.102. Mais c'est en voulant trouver le véritable équilibre de la vie au-delà des mots, des signes, qui enregistre ce qui devrait être pleinement représenté dans l'esprit. Lors d'un entretien avec le poète et ami Jean-Michel Maulpoix où celui-ci l'interrogeait sur son livre et sur le pouvoir du langage poétique de retranscrire le peu, le presque rien, à se placer au plus près de ce qui semble devoir s'évader dès que nous essayons de l'attraper, Esteban eu cette remarque :《 Il faudrait, mais comment y parvenir, que le poème ne se pose pas, qu'il imprime sur la page et pour l’œil mental une manière de tracé fugitif et qu'il s'efface. 》et plus loin《 J'imagine une phrase qui ne ferait qu'effleurer l'écorce du visible et qui n'aurait de valeur que par cette rencontre impalpable où la distance et les mots qui s'y attardent viendrait s'abolir. 》. Et le poète semble comme qui dirait 《 bloqué 》devant la chose vue et l'impossible silence du dit. La vue et l'imaginaire de la vue, qui vient alors rendre compte de l'esprit d'une vision, d'une subjectivité qui raconte l'histoire, la perçoit au travers d'un prisme déformant, réagençant le réel pour mieux le signifier, le réinventer, le décupler comme une combinatoire particulière qui déboucherait sur un infini du regard. La langue est au creuset de toutes ces visions, c'est elle qui est en jeu entre la vue et le dit, c'est elle qui s'arroge là une nouvelle existence, sculptée, dans le discours personnel du poète. Comme le disait Esteban en parlant d'un  nouvel espace des signes linguistiques pour ses traductions de César Vallajo, où d'un vers il pouvait dire que《 je lui inventais un avenir qu'il n'avait pu connaître 》.


Claude Esteban, Morceaux de ciel, presque rien, Paris, Gallimard, coll. Blanche, 2001, 192 p., 15,90 euros


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